Huet, Charlotte. ÒBreve Žtude comparŽe du devenir et de la circulation dÕun texte populaire: lÕhistoire de JaufrŽ, son Žvolution en Espagne et FranceÓ. Culturas Populares. Revista Electr—nica 1 (enero-abril 2006).

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ISSN: en tr‡mite

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Brve Žtude comparŽe du devenir et de la circulation

dÕun texte populaire : lÕhistoire de JaufrŽ, son Žvolution

en Espagne et en France

 

 

 

 

 

 

Charlotte Huet

 

 

 

 

 

 

Le roman de JaufrŽ, roman arthurien provenal en vers de la fin du XIIe ou du dŽbut du XIIIe sicle, connut une longue et trŽpidante vie Žditoriale, aussi bien en Espagne quÕen France. Cet article a pour but de prŽsenter brivement le parcours de ce rŽcit chevaleresque entre le XVII e et le XXe sicle et son intŽgration dans les littŽratures populaires franaise et espagnole.

Rappelons, avant tout, que cÕest au XVIe sicle quÕun certain Claude Platin adapte le roman de JaufrŽ en prose et le mŽlange au rŽcit dÕun autre pome mŽdiŽval : Le Bel Inconnu. Il donne ˆ son ouvrage le titre de LÕhystoire de Giglan filz de messire Gauvain qui fut roy de Galles. Et de Geoffroy de Maience son compaignon. En Espagne, cÕest Žgalement au cours de ce sicle quÕapparaissent les premires Žditions (8 nous sont aujourdÕhui connues) de la Cr—nica de los notables caballeros Tablante de Ricamonte y Jofre, hijo del conde don As—n, dÕauteur inconnu.

 

 

 

 

Au XVIIe sicle

 

Aprs un succs ˆ peu prs identique au XVIe sicle pour la version franaise et la version espagnole du roman de JaufrŽ, les deux textes vont prendre un chemin compltement diffŽrent au XVIIe sicle. En effet, alors que la Cr—nica de Tablante de Ricamonte continue son parcours Žditorial sans trop de changement, lÕHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence de Claude Platin dispara”t totalement du panorama littŽraire franais.

Ë partir de la fin du XVIe sicle, les romans de chevalerie espagnols tombent peu ˆ peu dans lÕoubli. Leur ultime Žpoque de splendeur correspond ˆ une pŽriode qui va de 1575 ˆ 1590. Cependant, la littŽrature chevaleresque ne mourut pas compltement puisquÕelle trouva dÕautres voies de survie : elle infiltra deux genres littŽraires populaires du sicle dÕor, le thŽ‰tre et le romancero. Elle survŽcut Žgalement par le biais de rŽcits chevaleresques brefs qui surent sÕadapter aux gožts dÕun public moins Žlitiste. Tablante de Ricamonte ne fut pas adaptŽ au thŽ‰tre cependant il semble quÕil ait pu faire lÕobjet dÕun romance. Il est en effet citŽ dans un Ç preg—n È dÕun vendeur de romances dont Bonifacio Gil Garc’a nous dit quÕil fut entendu jusque 1894[1]. Dans cette chanson, le vendeur de romances propose ˆ ses auditeurs tous les romances quÕil possde, dont la historia del Ç Tablante de Ricamonte È.

 


 


Avant de passer au romancero, Tablante de Ricamonte se diffusa sous la forme Žcrite dÕun rŽcit chevaleresque. Mme sÕil semble quÕil ait ŽtŽ moins ŽditŽ quÕau sicle prŽcŽdent Ðnous possŽdons aujourdÕhui quatre Žditions diffŽrentes datant du XVIIe sicle-, il nous faut supposer une longue sŽrie de rŽŽditions tout au long du XVIIe sicle (lÕHistoria del emperador Carlomagno y los Doce Pares de Francia est ŽditŽe 19 fois au cours de ce sicle !). Alors que les classes ŽlevŽes rejetrent les romans chevaleresques ˆ la fin du XVIe sicle et ces derniers tombrent compltement en dŽsuŽtude au XVIIe sicle, les rŽcits chevaleresques brefs, qui avaient su peu ˆ peu sÕadapter ˆ un lectorat moins cultivŽ, purent continuer ˆ tre publiŽs et lus tout au long du XVIIe sicle. Leur structure narrative sÕadaptait parfaitement ˆ ces lecteurs puisquÕelle Žtait linŽaire et simple ˆ suivre. Ils contenaient tous une dose dÕexotisme, une autre de combats et une dernire dÕamour, ce qui convenait parfaitement ˆ lՎvasion recherchŽe par ce public : ŽlŽments souvent reprŽsentŽs dans les gravures choisies pour illustrer les diffŽrentes Žditions et qui synthŽtisaient ce quÕespŽrait trouver le public dans le rŽcit. Si Tablante de Ricamonte, comme les autres rŽcits chevaleresques brefs, sÕadapta aux gožts dÕun public populaire, cÕest aussi parce quÕun facteur Žconomique entra en jeu. En effet, si la littŽrature chevaleresque continuait ˆ plaire au XVIIe sicle ˆ des lecteurs moins fortunŽs, ceux-ci ne pouvaient se permettre dÕacheter des romans de chevalerie car ils cožtaient trop cher : cՎtaient des livres luxueux, de format in-folio, comportant de belles dŽcorations, de nombreuses illustrations, un beau papier. Un roman de chevalerie cožtait en moyenne cinq reales. Les courts rŽcits chevaleresques Žtaient au contraire des livres courants avec une qualitŽ de papier moyenne, peu dÕillustrations, un petit format (in-4¡). La plupart dÕentre eux nÕatteignait pas un demi real. Les Žditeurs ont donc concentrŽ leur attention sur un produit commercial quÕil Žtait important de maintenir ˆ un prix peu ŽlevŽ. Pour cela, ils mirent en place plusieurs stratŽgies Žditoriales. Ils nÕutilisaient quÕun papier de basse qualitŽ pour des Ïuvres, de toute faon brves, qui ne nŽcessitaient pas de grands travaux calligraphiques. Les lecteurs de ces rŽcits ne se souciaient pas de la forme donnŽe au livre, de leurs dŽcorations, les erreurs typographiques ne devaient que trs peu les dŽranger. DÕailleurs, les imprimeurs se servaient souvent dÕune mme illustration pour deux rŽcits diffŽrents.

Quant aux aventures de Jofre en elles-mmes, la Cr—nica de Tablante de Ricamonte ne souffre pas de grandes modifications au XVIIe sicle. Les retouches sont plut™t de lÕordre des usages de la langue espagnole : on Žlimine les expressions dŽmodŽes, on explicite ce qui pourrait tre difficile ˆ comprendre, etcÉ, mais le dŽroulement de lÕaction suit le cours quÕil avait pris lors de sa premire version. DÕun point de vue idŽologique, le poids de la religion se fait peut-tre un peu plus sentir et il serait intŽressant de se pencher sur le traitement de la matire arthurienne dans le texte. En effet, celle-ci sera peu ˆ peu effacŽe dans les adaptations de Tablante de Ricamonte pour la littŽrature Ç de cordel È afin de prendre, sans doute, un aspect plus universel.

En ce qui concerne la version franaise, nous ne possŽdons aucun document attestant lÕexistence dÕune Histoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence ŽditŽe au XVIIe sicle. Que devient-elle ? Sombre-t-elle compltement dans lÕoubli ? La littŽrature chevaleresque survit au XVIIe sicle, en France, de deux faons :

De manire Žrudite, les romans de chevalerie sont adaptŽs pour le thŽ‰tre et lÕopŽra. Amadis est jouŽ pour la premire fois ˆ lÕopŽra en 1684, lÕannŽe suivante, cÕest au tour de Roland dՐtre mis en scne de cette mme faon. Mais les romans de chevalerie ne font les dŽlices que de quelques Žlites littŽraires. Ils nÕintŽressent plus vraiment.

De manire populaire, le genre chevaleresque aura une survie nettement plus Žvidente et cela gr‰ce au nouveau vŽhicule Žditorial de la Bibliothque bleue. CÕest ˆ Troyes que Nicolas Oudot commence ˆ Žditer ˆ partir de 1602 des livres bon marchŽ appelŽs Ç livrets bleus È ˆ cause de la couleur de leur couverture ou de leur papier. Roger Chartier nous prŽcise que jusquՈ sa mort, en 1636, il publia 52 Žditions dont 21 de romans de chevalerie. Les hŽros de ces romans sont : Hector, Geoffroy Ç ˆ la grand-dent È, seigneur de Lusignan, Doolin de Mayence, Maugis dÕAugremont et son fils Vivien, Morgant le gŽant, Artus de Bretagne, les quatre fils Aymon, Gallien, Alexandre le Grand, Olivier de Castille et Artus dÕAlgarbe, les chevaliers Milles et Amys, GuŽrin Mesquin, Ogier le Danois, le prince Meliadus, Mabrian, roi de JŽrusalem et dÕInde, HŽlne de Constantinople[2]. Nicolas Oudot nÕest pas le seul Žditeur de Troyes ˆ se spŽcialiser dans la littŽrature populaire. Les petits livrets ŽditŽs sont destinŽs ˆ tre distribuŽs par le colportage. Les rŽcits chevaleresques sont vendus ˆ c™tŽ dÕouvrages de dŽvotion, de fables, de facŽties, de livres de pratique et, ˆ partir du XVIIIe sicle, de contes de fŽes. Les romans chevaleresques que les Žditeurs troyens (et bient™t aussi de Rouen, de Caen, de Limoges, dÕAvignon, de ParisÉ) destinent ˆ un large public Ðaussi bien citadin que rural- ont ŽtŽ puisŽs dans des textes mis en prose et imprimŽs aux XVe et XVIe sicles et qui nՎtaient en rien populaires. Nous retrouvons les rŽcits qui dŽjˆ Žtaient ˆ la mode ˆ lՎpoque o Claude Platin proposait sa mise en prose du Bel Inconnu et de JaufrŽ. La plupart dÕentre eux constitueront le fond romanesque de la Bibliothque bleue au XVIIIe sicle. Il sÕagit de : Huon de Bordeaux, lÕHistoire de MŽlusine, lÕHistoire des quatre fils Aymon, lÕHistoire de Valentin et Orson, Les conqutes du grand Charlemagne, lÕHistoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, le Roman de la Belle HŽlne, Robert le Diable, Richard sans peur, Jean de Paris, Gallien restaurŽ. Remarquons que plusieurs dÕentre eux eurent aussi du succs en Espagne ˆ c™tŽ de Tablante de Ricamonte : Historia del emperador Carlomagno y los Doce Pares de Francia, Historia de la linda Magalona y el caballero Pierres de Provenza, Roberto el Diablo. Ce sont les textes franais que la littŽrature espagnole avait traduits et adaptŽs aux XVe et XVIe sicles. Les Žditeurs espagnols de romans de cordel choisiront, au XVIIIe sicle, les mmes genres de rŽcits chevaleresques ˆ offrir ˆ leurs contemporains et travailleront de la mme faon que les Žditeurs franais sur les textes quÕils proposent : il sÕagira de rŽduire et de simplifier au maximum lÕapprŽhension du texte ŽditŽ. Nous voyons que le dŽveloppement de la littŽrature de colportage et la popularisation des romans de chevalerie semblent avoir fonctionnŽ ˆ peu prs de la mme faon en Espagne et en France. Cependant, si Tablante de Ricamonte est adaptŽ ˆ la littŽrature de cordel, lÕHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence nÕentre pas dans la Bibliothque bleue franaise alors que la majeure partie des romans de chevalerie mis en prose au mme moment que lui devinrent des classiques de la Ç littŽrature bleue È. Pourquoi ?

Plusieurs suppositions peuvent nous aider ˆ comprendre pourquoi les aventures de JaufrŽ ne firent pas partie de la Bibliothque bleue. Au niveau de la forme du texte de Claude Platin : dans son Histoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence, Platin entrelace les aventures de deux hŽros. Il enrichit donc la structure narrative de son rŽcit qui, de ce fait, devient trop compliquŽ ˆ suivre pour un lectorat populaire. En ce qui concerne le choix fait par les Žditeurs de livrets bleus pour Žditer tel ou tel rŽcit, Roger Chartier nous prŽcise que Ç la prŽfŽrence est donnŽe aux histoires, romans ou contes, qui obŽissent ˆ certaines structures narratives, ˆ la fois discontinues et rŽpŽtitives, qui juxtaposent les fragments, emploient plusieurs fois les mmes motifs, ignorent les intrigues touffues nŽcessitant une exacte mŽmorisation des ŽvŽnements ou des personnages È[3]. Or, Claude Platin avait donnŽ ˆ sa mise en prose lÕapparence dÕun vŽritable roman de chevalerie, mŽlangeant deux qutes et ajoutant mme lÕaventure dÕun troisie personnage. Il ne pouvait plus tre adaptŽ ˆ lÕattente dÕun large public quand les seuls rŽcits chevaleresques qui Žtaient toujours apprŽciŽs Žtaient des rŽcits courts et simples de comprŽhension, qui ne racontaient quÕune seule histoire. De plus, les Žditeurs troyens ne puisaient jamais dans les textes originaux et mŽdiŽvaux mais toujours dans les adaptations en prose et imprimŽes, lÕhistoire de JaufrŽ nÕavait donc aucune chance dՐtre choisie pour entrer dans la Bibliothque bleue.

Au niveau du contenu, il est probable que le texte de Platin ne soit pas non plus trs satisfaisant pour la littŽrature de colportage. En effet, le monde arthurien ne semble plus vraiment correspondre aux gožts des lecteurs. Aucun rŽcit de thme arthurien nÕentre dans la Bibliothque bleue. Les Žditeurs prŽfrent proposer ˆ leur public des textes de caractre sans doute plus universel. Ils puisent dans le folklore (Robert le Diable, La Belle HŽlne) et recherchent surtout des contes merveilleux (Richard sans peur, Valentin et Orson, Huon de Bordeaux) ou lŽgendaires (MŽlusine). DÕautres rŽcits chevaleresques ˆ la mode aux XVe et XVIe sicles ne seront pas non plus choisis comme Amis et Amiles, Doolin de Mayence, É Peu de rŽcits Žpiques sont acceptŽs dans le Bibliothque bleue. Ainsi, le texte de Claude Platin, enfermŽ dans un monde arthurien et ˆ la trame narrative trop complexe, ne put bŽnŽficier de la Bibliothque bleue pour continuer son parcours Žditorial.

 

 

Au XVIIIe sicle

Le XVIIIe sicle marque, pour Tablante de Ricamonte, son entrŽe dans la littŽrature de cordel. Bien que le XVIIIe sicle reprŽsente la grande Žpoque de la Bibliothque bleue, nous avons vu que les aventures de JaufrŽ ne peuvent en faire partie. Afin de rŽappara”tre dans le monde de lՎdition, lÕhistoire de JaufrŽ devra attendre dՐtre sŽparŽe de sa jumelle (lÕhistoire de Giglan) pour entrer dans la Bibliothque Universelle des Romans.

En Espagne, la littŽrature de cordel, destinŽe ˆ une rŽception populaire comme la Bibliothque bleue franaise, permit ˆ la littŽrature chevaleresque et dÕorigine mŽdiŽvale de ne pas dispara”tre compltement. Elle proposait des textes en vers (romances, canciones, coplas) ou en prose (vies de saints ou historias). Leur diffusion effectuŽe par le moyen du colportage, la rŽcitation publique et la lecture ˆ voix haute de ces textes favorisrent une Žvolution vers lÕoralisation. Nous avons dŽjˆ vu que lÕHistoire de Tablante de Ricamonte devait tre rŽcitŽe sous la forme dÕun romance.

La plupart des rŽcits chevaleresques brefs traduits ou simplement mis en prose aux XVe et XVIe sicles entrrent dans la littŽrature de cordel. Ce sont : la Historia del emperador Carlomagno y los Doce Pares de Francia (38 Žditions au XVIIIe sicle et 39 au XIXe) ; la Historia de Clamades y Clarmonda (9 Žditions aux XVIIIe et XIXe sicles) ; la Cr—nica popular del Cid (1 ou 2 Žditions aux XVIIIe et XIXe sicles) ; la Historia de la Donzella Theodor (2 Žditions aux XVIIIe et XIXe sicles) ; la Cr—nica del conde Fern‡n Gonz‡lez (10 Žditions au XVIIIe sicle et 5 au XIXe) ; la Historia de los dos enamorados Flores y Blancaflor (5 Žditions au XVIIIe sicle , 5 au XIXe et 5 au XXe) ; la Historia de la linda Magalona y el caballero Pierres de Provenza (6 Žditions au XVIIIe sicle, 10 au XIXe et 2 au XXe) ; la Historia de Oliveros de Castilla y Artœs de Algarve (10 Žditions au XVIIIe sicle et 18 au XIXe) ; el Libro del caballero PartinuplŽs (5 Žditions au XVIIIe sicle et 10 au XIXe) ; el Libro del infante don Pedro de Portugal (63 Žditions jusque 1893) ; la Historia de la Ponzella de Francia (2 Žditions au XVIIIe sicle) ; Roberto el Diablo (3 Žditions au XVIIIe sicle et 15 au XIXe) ; el Libro de los Siete Sabios de Roma (6 Žditions au XVIIIe sicle et 5 au XIXe) ; la Historia de Tablante de Ricamonte y Jofre (6 Žditions au XVIIIe sicle, 14 au XIXe et au moins 1 au XXe).[4]

En entrant dans la littŽrature de cordel, Tablante de Ricamonte va sÕouvrir ˆ un lectorat nettement plus important. Alors que son parcours Žditorial semble quelque peu ralenti au XVIIe sicle (seulement quatre Žditions), notre rŽcit va profiter de cette nouvelle littŽrature ˆ grande diffusion. Les petits ouvrages que propose la littŽrature de cordel, de lecture facile, sont ˆ la disposition dÕun public trs variŽ dÕautant plus quÕon se les procure trs facilement. Comme au XVIIe sicle, les Žditeurs continuent dÕattirer la clientle gr‰ce ˆ quelques petites stratŽgies : les rŽcits ont conservŽ leur titre Ç exotique È qui prŽsente le ou les hŽros dont on pourra suivre les aventures, ils sont toujours prŽcŽdŽs dÕune illustration Ç allŽchante È et les Žditeurs font croire ˆ la nouveautŽ et ˆ la modernitŽ de leur texte par rapport aux Žditions prŽcŽdentes en ajoutant sur la page de garde : Ç corregida y enmendada en esta œltima impresi—n È. CÕest souvent faux, dÕune Ždition ˆ lÕautre on ne corrige souvent que le langage devenu un peu dŽmodŽ.

En ce qui concerne la rŽception de cette littŽrature, difficile de savoir vraiment qui profitait de la lecture de ces rŽcits populaires, le taux dÕanalphabŽtisme Žtant toujours trs ŽlevŽ dans cette Espagne du XVIIIe sicle. MalgrŽ tout, la lecture collective Žtait un bon moyen de diffusion pour ce genre de littŽrature. Le dŽveloppement de cette Ç littŽrature de masse È est un phŽnomne urbain, le colportage permettra aux campagnes de conna”tre ces lectures surtout ˆ partir du sicle suivant. Leur petit prix, leur lecture qui ne demande que peu dÕefforts intellectuels, la facilitŽ avec laquelle il est possible de se les procurer favorisent leur acquisition. Lectures du peuple, il est apparu que la femme Žtait souvent une grande amatrice de ce genre dÕouvrages : Ç las mujeres formaban un contingente muy numeroso entre los lectores de este tipo de literatura È[5].

Quant au texte de Tablante de Ricamonte en lui-mme, ce nÕest toujours pas au XVIIIe sicle que notre histoire subit les plus grandes transformations. Bien que le XVIIIe sicle reprŽsente lÕessor de la littŽrature de cordel, cÕest vraiment ˆ partir du XIXe sicle que nous assisterons ˆ un vŽritable travail de synthŽtisation (essentiellement) sur les rŽcits chevaleresques. Les Žditions du XVIIIe sicle pratiquent les mmes modifications que celles effectuŽes par les prŽcŽdentes rŽŽditions. Il sÕagit toujours de rendre le texte le plus comprŽhensible possible pour ses lecteurs. Ce sera par la main de Juan Rodr’guez, imprimeur cordobais, dans une Ždition de la fin du sicle Ðqui marque donc la transition entre le XVIIIe et le XIXe sicleÐ, que Tablante de Ricamonte recevra ses premires grandes modifications, annonant ainsi le processus dÕadaptation et dÕabrŽviation qui sera appliquŽ aux rŽcits chevaleresques brefs au cours du XIXe sicle.

En France, LÕhistoire de JaufrŽ entre dans la Bibliothque Universelle des Romans, qui para”t pour la premire fois en Juillet 1775. Il sÕagit dÕune revue ˆ laquelle les lecteurs doivent souscrire par abonnement. Ë lÕorigine de cette collection, se trouve le marquis de Paulmy, bibliophile renommŽ et cŽlbre homme de Lettres qui fit partie de lÕAcadŽmie Franaise et de lÕAcadŽmie des Inscriptions et Belles Lettres. Pourquoi dŽcida-tÕil de crŽer une revue spŽcialisŽe dans une littŽrature considŽrŽe comme peu noble ˆ lՎpoque ? Cette dŽcision semble en effet Žtonnante venant dÕun homme de son rang. Dans un premier temps, Paulmy sera dÕailleurs obligŽ de garder lÕanonymat. Dans le prospectus de 1775, on explique que la difficultŽ de retrouver tous les romans proposŽs Ç a ŽtŽ levŽe par la gŽnŽrositŽ dÕun homme de qualitŽ, qui possde la Bibliothque la plus complette dans tous les genres È[6]. Le marquis de Paulmy pense la Bibliothque Universelle des Romans comme une vŽritable encyclopŽdie des romans. Il veut lui donner lÕallure de lÕEncyclopŽdie de Diderot qui remporte alors un vif succs dans ce sicle des Lumires. La Bibliothque Universelle des Romans nÕa pas pour objectif de proposer une suite sans logique de romans. Au contraire, le comte de Paulmy veut offrir ˆ ses lecteurs une analyse des Ïuvres choisies. Tout dÕabord, les romans ne sont pas donnŽs dans leur intŽgralitŽ mais sous forme dÕextraits, de Ç miniatures È qui font ressortir toute Ç lՉme È des romans. Des notes biographiques, bibliographiques et historiques soignŽes permettent de comprendre ces romans et de les replacer dans un contexte historique. LÕobjectif du marquis de Paulmy est donc de donner ˆ sa collection de romans un c™tŽ rŽcrŽatif mais aussi didactique. Les romans rŽsumŽs et interprŽtŽs sont rangŽs dans huit classes qui se suivent dans un mme ordre : romans grecs et latins, espagnols, italiens (etc.) et Žcrits en langues orientales ; romans de chevalerie ; romans historiques ; romans dÕamour ; romans de spiritualitŽ, de morale et de politique ; romans comiques et satiriques ; contes et nouvelles ; contes de fŽes, romans merveilleux.

Le marquis de Paulmy va sÕentourer de plusieurs collaborateurs dont le comte de Tressan et Bastide qui reprendra la direction de la Bibliothque Universelle des Romans aprs le dŽpart de Paulmy en dŽcembre 1778 et jusquՈ la dernire parution de la Bibliothque en 1789. Le comte de Tressan va sÕintŽresser aux romans du Moyen åge Ç au moment o il Žtait de bon ton dans une certaine sociŽtŽ de sÕy intŽresser È[7]. LÕopŽra accueille encore des hŽros de romans mŽdiŽvaux comme Amadis (reprŽsentŽ en 1701, 1718, 1731 et 1740), Roland furieux (reprŽsentŽ en 1717 et 1727), Berthe et PŽpin (1787). DÕanciens textes sont publiŽs : ClŽomads en 1733, Flores et Blanchefleur en 1735, Tiran le Blanc est traduit par Caylus en 1737, Aucassin et Nicolette rena”t en 1756 sous le nom de Les amours du bon vieux temps, on nÕaime plus comme on aimait jadis. On aime Žgalement les romans historiques, les rŽcits racontant les aventures des hŽros nationaux comme Bayard et Duguesclin qui sont adaptŽs pour le thŽ‰tre. Se multiplient, courant XVIIIe, des Žtudes sur les mÏurs des franais, sur la chevalerie, sur les monuments de Paris, des dictionnaires sur le vieux langage, des Žtudes sur lÕancienne musique, sur les mŽnestrelsÉ Ainsi les rŽcits mŽdiŽvaux retrouvent une certaine considŽration au XVIIIe sicle. On aime redŽcouvrir une littŽrature qui nÕavait survŽcu que dans la Bibliothque bleue.

La seconde classe de la Bibliothque Universelle des Romans constituŽe de romans de chevalerie nous intŽresse plus particulirement. Si nous lisons un article publiŽ en juin 1776 par le Mercure de France (revue reprŽsentant le plus important outil publicitaire de la Bibliothque Universelle des Romans), page 109, et citŽ par Roger Poirier[8], nous verrons que les romans de chevalerie Žtaient devenus trs rares, trs peu connus au XVIIIe sicle :

 

Ç Avant la publication de la bibliothque universelle des romans, il nÕy avait quÕun trs petit nombre de curieux qui connussent et lՎtendue immense de cette branche de littŽrature et ses rameaux les plus rares. Peu de personnes, par exemple avaient en leur possession ceux de nos romans qui sont dÕune certaine vŽtustŽ et tous nÕavaient pas le courage de dŽchiffrer des livres ou des manuscrits chargŽs le plus souvent dÕabrŽviations bizarres È.

 

CÕest ˆ cette classe que les rŽdacteurs ont apportŽ le plus de soins et cÕest dÕailleurs ce genre littŽraire qui semble avoir le plus intŽressŽ les lecteurs de la Bibliothque Universelle des Romans. Les rŽdacteurs de la Bibliothque Universelle des Romans divisaient les romans de chevalerie en trois groupes : les romans arthuriens, les romans carolingiens et les romans concernant Ç lÕhistoire dÕAmadis de Gaule et dÕautres chevaliers de sa famille È. Le roman de Claude Platin est rŽsumŽ et analysŽ par le comte de Tressan dans le volume I dÕoctobre 1777. CÕest le dernier texte correspondant au cycle des romans de la Table Ronde. Tressan nous propose lÕExtrait de lÕhistoire de Giglan, fils de messire Gauvain, qui fut roi de Galles ; et de Geoffroy de Mayence, son compagnon, tous deux chevaliers de la Table Ronde ; nouvellement translatŽe du langage espagnol en franois, Lyon, chez Claude Nourri, dit le Prince, in quarto, gottique, sans date. (Debure prŽtend quÕil a ŽtŽ imprimŽ en 1530). Il commence par parler de Claude Platin puis rŽsume Giglan en 31 pages et Geoffroy de Mayence en 18 pages. Suivent une discussion et un rappel Ç des romans arthuriens dont il a ŽtŽ question jusquÕici È. Le comte de Tressan ne conna”t des deux rŽcits que la version de Platin et il justifie ainsi sa dŽcision de sŽparer les deux histoires entrelacŽes :

 

Ç Certainement M. Platin pouvoit mieux employer son temps quՈ confondre deux histoires qui nÕont proprement aucune relation ensemble, et qui ne sont dÕailleurs pas fort instructives ; il les a si bien brouillŽes que les aventures de Giglan qui tiennent ˆ la Table Ronde sont mlŽes de celles de Geoffroy de Mayence, qui ne devroient pas y tenir ; et que le lecteur, dans son livre, passe ˆ tout instant dÕun sujet ˆ lÕautre sans pouvoir y rien comprendre. Nous avons travaillŽ ˆ dŽmler tout cela pour quÕil fžt possible de sÕy reconno”tre, et nous allons extraire les deux histoires lÕune aprs lÕautre È.

 

Le premier r™le du rŽdacteur de la Bibliothque Universelle des Romans est de proposer ˆ ses lecteurs des textes intelligibles. ƒvidemment, la forme donnŽe par Claude Platin aux rŽcits de Giglan et de Geoffroy de Mayence sÕoppose ˆ cette exigence. Le roman de Platin demande une lecture trop attentive pour le public de la Bibliothque Universelle des Romans. CÕest dÕailleurs la raison pour laquelle le roman de Platin nÕavait pu entrer dans la Bibliothque bleue. Ce nÕest que cinq sicles aprs leur naissance que les deux rŽcits du Bel Inconnu et de JaufrŽ sont enfin sŽparŽs lÕun de lÕautre (aprs une alliance de deux plus de deux sicles !) et ce nÕest que de cette manire quÕils pourront ˆ nouveau revivre aux yeux des lecteurs franais. La Bibliothque Universelle des Romans ne propose que des Ç miniatures È de textes, lÕhistoire de JaufrŽ est rŽduite ˆ 18 pages, elle est donc extrmement condensŽe. Le marquis de Paulmy nous avait prŽvenu dans le premier roman de chevalerie publiŽ en 1775, ce seront surtout les Ç dŽtails de bataille È qui seront supprimŽs dans les romans. Les ŽlŽments conservŽs sont en gŽnŽral ceux qui dŽveloppent de manire implicite les thmes de la famille, de la religion, du pouvoir politique. Muriel Brot nous dit bien que Ç comme les Ïuvres du XVIe sicle ont ŽtŽ remaniŽes pour plaire ˆ de nouveaux lecteurs, les rŽŽcritures sont donc ds leur naissance subordonnŽes au gožt et aux conceptions idŽologiques dÕun public donnŽ È[9].

Nous avons dŽjˆ vu que le marquis de Paulmy visait avec la Bibliothque Universelle des Romans un public similaire ˆ celui de lÕEncyclopŽdie, cÕest-ˆ-dire un public aisŽ et curieux intellectuellement. Cependant, Roger Poirier nous rappelle que le genre du roman est mŽprisŽ dans les cercles philosophiques et encyclopŽdiques. De plus, si les lecteurs de lÕEncyclopŽdie sÕintŽressaient aux romans, ils prŽfŽraient les acheter dans une Ždition complte. Alors qui lisait rŽellement la Bibliothque Universelle des Romans ? Il sÕagit tout de mme dÕun public sans souci matŽriel puisque lÕabonnement Žtait Ç inaccessible ˆ la bourse dÕun ouvrier de lՎpoque. Quand celui-ci savait lire il devait se contenter des livres de colportage de la Bibliothque bleue È[10]. Ce nÕest pas un public populaire, ni un public dÕintellectuels mais plut™t un public correspondant ˆ de gros commerants ou ˆ des hommes travaillant dans la finance, des personnes qui, selon Roger Poirier, Ç ne possŽdaient ni lՎducation ni le bagage littŽraire ou critique pour se montrer exigeants sur le contenu littŽraire des textes quÕon leur prŽsentait È.[11]

Comme la littŽrature de cordel en Espagne, la Bibliothque Universelle des Romans Žtait trs apprŽciŽe des femmes issues de la bourgeoisie qui trouvaient sans doute dans sa lecture un moyen agrŽable de se divertir de leur vie souvent monotone.

 

Aux XIXe et XXe sicles

Au XIXe sicle, Tablante de Ricamonte trouve la forme qui lui va le mieux, il sÕadapte pleinement au public populaire pour lequel il semble avoir ŽtŽ fait depuis toujours. CÕest sous son aspect sans doute le plus vulgaire quÕil attirera dÕailleurs lÕattention des Žrudits et des hommes de lettres des XIXe et XXe sicles.

La France nÕa pas ŽtŽ aussi fidle que lÕEspagne ˆ ce chevalier nŽ dans une langue occitane. Claude Platin, pensant certainement sauver de lÕoubli deux pomes mŽdiŽvaux, nÕa finalement pas vraiment aidŽ le roman de JaufrŽ ˆ suivre un parcours semblable ˆ la destinŽe espagnole du Tablante de Ricamonte. Il est impossible dÕen tre sžr cependant je suppose fortement que si JaufrŽ avait ŽtŽ mis en prose sans tre accolŽ au Bel Inconnu, il aurait suivi le devenir dÕautres rŽcits mŽdiŽvaux comme Huon de Bordeaux ou Robert le Diable. Il serait ainsi peu ˆ peu devenu, comme Tablante de Ricamonte en Espagne, un Ç classique È de la littŽrature populaire. Cependant, Geoffroy de Mayence nÕa jamais subi de vŽritable vulgarisation et il sera transformŽ au XIXe sicle en un livre de luxe recherchŽ par les collectionneurs.

Ç Avec lÕextension de la pratique de la lecture parmi des couches plus larges, notamment rurales, et avec la massification de la production imprimŽe, la littŽrature de cordel conna”t ˆ partir de 1840 un vŽritable succs et une grande diffusion È[12]. Les pliegos de cordel et les Historias en prose qui en font partie prennent au XIXe sicle la forme dŽfinitive qui leur est donnŽe par les Žditeurs de littŽrature populaire. Ce sont des petits livrets de format in-4¡ (parfois in-8¡) imprimŽs sur du papier de basse qualitŽ et au nombre de pages limitŽ (entre 2 et 6 pliegos, ce qui correspond ˆ un nombre de pages qui va de 16 ˆ 48). Leur couverture de papier est toujours de couleur, souvent bleue, parfois rose, jaune, orangeÉ Ils peuvent comporter plusieurs illustrations, sÕils nÕen possdent quÕune, elle sera placŽe sur la premire page. LÕamŽlioration de la qualitŽ des gravures est manifeste tout au long du XIXe sicle. Ces cahiers, vendus ˆ un prix modique, se diffusrent dans lÕEspagne tout entire et bien que destinŽs ˆ une lecture populaire, ils circulrent dans presque toutes les classes sociales. La forme Žditoriale du Tablante de Ricamonte conna”t, au cours du XIXe sicle, une sŽrie de changements : il passe ˆ une nouvelle graphie puisquÕil est maintenant imprimŽ en lettres romanes ; son format se stabilise en in-4¡ ; son nombre de pages commence ˆ se rŽduire : Rafael Garc’a Rodr’guez le dŽveloppe en 64 pages puis, dans les dix dernires annŽes du XIXe sicle et dans des imprimeries barcelonaises et madrilnes, le rŽcit de Tablante de Ricamonte est fixŽ ˆ trois pliegos, cÕest-ˆ-dire ˆ 24 pages et est dotŽ de trois illustrations.

Nieves Baranda[13] relve de cette manire les premires rŽductions effectuŽes par Rafael Garc’a Rodr’guez : de nombreux Žpisodes sont rŽsumŽs, Ç reducidos a sus puntos m‡s esenciales mientras que se mantiene un desarrollo m‡s amplio en los momentos que se consideran de mayor interŽs o dramatismo È. De plus, tous les Žpisodes ne sont pas conservŽs : Ç se eliminan una de las acciones amorosas, una de las visitas al castillo de Tablante y uno de los enfrentamientos a lo diab—lico È. Tous ces ŽlŽments sacrifiŽs devaient permettre au Tablante de Ricamonte de sÕaccorder aux exigences populaires.

Tablante de Ricamonte circula jusquՈ lÕaube du XXe sicle dans son Ždition populaire de cordel, il ne fut pas rŽŽditŽ dans des Žditions plus nobles, plus luxueuses, comme le furent quelques rŽcits chevaleresques comme Oliveros de Castilla par exemple. CÕest en tant que livre populaire que Tablante de Ricamonte sÕest fait conna”tre et cÕest dÕailleurs sous cette forme quÕil attirera lÕattention des Žrudits, comme bien sžr MenŽndez Pelayo, mais aussi des hommes de lettres : Nieves Baranda[14] nous rappelle que dans leurs articles publiŽs en commun entre 1892 et 1893 dans la Caricatura, les frres Machado adoptaient le pseudonyme de Ç Tablante de Ricamonte È. LorsquÕen 1907 Bonilla y San Mart’n intgre le texte de Tablante de Ricamonte dans son livre sur les libros de caballer’as, il le fait rena”tre dans son Ždition de 1564. Cette primitive mise en prose coexistera encore quelques annŽes avec sa forme populaire.

En France, la Bibliothque Universelle des Romans dispara”t en 1789. En 1802, elle rena”t avec un nouveau directeur, Maradan. Cependant, Geoffroy de Mayence nÕest pas choisi pour en faire ˆ nouveau partie. Cette Bibliothque Universelle des Romans publie de nouveaux romans. Dans les deuxime et troisime tomes, elle propose un roman traduit du castillan, Flores et Clario, et un roman traduit de lÕanglais, Le revenant de Tauntville. Nous le voyons, la Bibliothque Universelle des Romans a changŽ de registre, ce ne sont plus les rŽcits de thme chevaleresque qui lÕintŽressent. DÕailleurs, en 1808, la Bibliothque dispara”t pour rena”tre sous un autre titre, Ç correspondant mieux ˆ son contenu qui lui-mme est plus en rapport avec le gožt du temps. Elle publie des Ç Petites nouvelles È inŽdites ou peu connues et devient : les Mille et une Nouvelles È[15].

Geoffroy de Mayence perd son vŽhicule Žditorial populaire ou semi-populaire. DÕailleurs, la mode nÕest plus aux histoires chevaleresques mais aux romans sentimentaux et dÕaventures comme Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, Robinson CrusoŽ de Daniel de Foe, et tant dÕautres aujourdÕhui oubliŽs. Ils sont souvent dŽcoupŽs en plusieurs volumes et ensuite vendus comme petits livres par colportage. Ë partir de 1830, ce seront les romans-feuilletons qui feront les dŽlices de ces lecteurs de classe moyenne.

Ainsi, les rŽcits chevaleresques et dÕorigine mŽdiŽvale, remplacŽs par le genre romanesque (surtout le roman historique), nÕont plus leur place dans un milieu populaire ; seuls les collectionneurs leur trouveront un attrait.

Ds le XVIIIe sicle, les premires Žditions des romans de chevalerie mis en prose aux XVe et XVIe sicles sont recherchŽs par des collectionneurs. Notre rŽcit nՎchappe pas ˆ cette Ç mode È aristocratique, lÕHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence de Claude Platin se retrouve dans les bibliothques dÕhommes Žrudits et cultivŽs. Joan Lindblad nous rappelle que Brunet et Graesse nomment plusieurs grands bibliophiles ayant possŽdŽ une copie de notre ouvrage : par exemple, La Vallire, Gaignat, Heber, le Prince dÕEssling, Cigongne. Ç However it was collected for its rarity rather than its literary value È[16].

Ë c™tŽ de ces exemplaires qui circulent dans les milieux Žrudits, une nouvelle histoire de JaufrŽ fait son apparition ˆ la fin du XIXe sicle. En 1856, paraissent Les aventures du chevalier Jaufre et de la belle Brunissende publiŽes dans une sŽrie de livres dՎtrennes. Elles sont dues ˆ Mary Lafon et sont inspirŽes, cette fois-ci, du texte provenal rŽpandu par la rŽcente Ždition de Raynouart[17]. De format in-8¡, elles sont illustrŽes de 20 gravures dessinŽes par Gustave DorŽ. Vendues pour la premire fois ˆ 7 francs 50, deux autres Žditions plus luxueuses seront vendues ˆ 20 francs puis ˆ 45 francs. Le mme rŽcit sera rŽŽditŽ vingt ans plus tard, en 1876, sous le titre : Le chevalier noir. Il sera toujours accompagnŽ dÕillustrations de Gustave DorŽ.[18]

Ces nouvelles aventures de JaufrŽ font partie dÕune sŽrie de livres de luxe recherchŽs par les collectionneurs. DÕautres rŽcits mŽdiŽvaux seront ainsi rŽadaptŽs aux XIXe et XXe sicles dans des Žditions luxueuses. LÕHistoire des quatre fils Aymon, par exemple, para”t en 1883 accompagnŽe dÕillustrations de E. Grasset. En 1909, elle est ˆ nouveau ŽditŽe avec cette fois-ci des illustrations de Robida. LÕHistoire de la belle MŽlusine, reprenant lՎdition de 1470, est ŽditŽe en 1923. Elle renferme 62 planches dont 8 en couleurs.

 

Les aventures de notre chevalier de la Table Ronde ne bŽnŽficirent donc pas des mmes opportunitŽs en Espagne et en France. Le Tablante de Ricamonte espagnol sut mieux sÕadapter aux formats de la littŽrature populaire, qui lui permirent de survivre jusquՈ lÕaube du XXe sicle. CÕest en effet sous sa forme la plus humble que Tablante de Ricamonte se fit conna”tre et apprŽcier de tous. CÕest racontŽes dans un texte court et simplifiŽ que les aventures de Jofre, de Tablante de Ricamonte et de Bruniesen sÕenracinrent le mieux dans lÕimaginaire du peuple. La version franaise nÕobtint, finalement, quÕun succs modeste. EnfermŽe dans le carcan crŽŽ par le rŽcit de Claude Platin, elle nÕentra pas dans le corpus de la Bibliothque bleue et la Biblothque Universelle des Romans ne put lui offrir quÕune brve rŽapparition, limitŽe aussi bien dans le temps que dans la forme qui lui Žtait donnŽe. Ce nÕest que transformŽe en livre de luxe que lÕhistoire de JaufrŽ pourra retrouver le destin des autres rŽcits chevaleresques, convertis en livres recherchŽs par les collectionneurs. Notons, enfin, que le destin de ce bref rŽcit arthurien ne se limite pas aux deux pays ŽtudiŽs puisquÕil fut Žgalement intŽgrŽ (quelques Žpisodes seulement) dans un livret populaire portugais du XVIIIe sicle attribuŽ ˆ Ant—nio da Silva. En 1902, une version en tagalog (versifiŽe) de lÕhistoire de Tablante de Ricamonte et de Jofre est publiŽe ˆ Manille. De mme, lÕadaptation de Mary Lafon fit lÕobjet de deux nouvelles adaptations, anglaise et amŽricaine, qui transformrent en conte de fŽe destinŽ aux enfants les aventures de JaufrŽ et de la belle Brunissende.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Cancionero popular de Extremadura, colecci—n, estudio y notas de Bonifacio Gil Garc’a, tomo primero, segunda edici—n, Publicaciones de la Excma. Diputaci—n de Badajoz, 1961.

 

[2] Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France dÕAncien RŽgime, Paris, 1987, p. 110.

 

[3] Roger Chartier, Histoire de lՎdition franaise, t. II, Le livre triomphant : 1660-1830, ed. Promodis, Paris, 1984, p. 505.

 

[4] Selon les chiffres proposŽs par Nieves Baranda : Ç Compendio bibliogr‡fico sobre la narrativa caballeresca breve È, in Ma Eugenia Lacarra (ed.), Evoluci—n narrativa e ideolog’a en la literatura caballeresca, Universidad del Pa’s Vasco, Bilbao, 1991, pp. 183-191.

 

 

[5] M» Cruz Garc’a de Enterr’a, Literaturas marginadas, Playor, Madrid, 1983, p. 103.

[6] Martin Angus, La bibliothque universelle des romans, 1775-1789 : prŽsentation, table analytique et index, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution, Oxford, 1985, p. 6.

[7] Roger Poirier, La Bibliothque universelle des Romans. RŽdacteurs, Textes, Public, Droz, Genve, 1977, p. 17.

[8] Id., p. 41.

[9] Muriel Brot, La rŽŽcriture des contes et des nouvelles du XVIe au XVIIIe sicle dans la Bibliothque universelle des romans (1775-1789), thse de lÕuniversitŽ de Montpellier, 1990, n¡ identification : 90 MON 30006, p. 239.

[10] Roger Poirier, La Bibliothque universelle des Romans, p. 109.

[11] Id., p. 117.

[12] Jean Franois Botrel, Ç Les aveugles colporteurs dÕimprimŽs en Espagne È, MŽlanges de la Casa Vel‡zquez, IX, 1974, p. 276.

[13] Nieves Baranda, Ç La lucha por la supervivencia. Las postrimer’as del gŽnero caballeresco È, Voz y Letra, VII/2, 1996, p. 175.

[14] Id., p. 177.

 

[15] Henri Jacoubet, Le comte de Tressan et les origines du genre troubadour, PUF, Paris, 1923, p. 390.

[16] Joan Lindblad Kirsop, Ç Claude Platin, vir obscurissimus inter obscuros È, Australian Journal of French Studies, 17, 1980, p. 115. Voir Žgalement la note 34 p. 92 pour les rŽfŽrences des exemplaires ayant appartenu ˆ M. Louis Jean Gaignat, ˆ M. le duc de la Vallire et ˆ Richard Heber.

[17] Raynouard, Choix des poŽsies originales des troubadours, t. II, Paris, 1817.

[18] Georges Vicaire, Manuel de lÕamateur de livres du XIXesicle : 1801-1893, A. Rouquette, Paris, 1894-1920, vol.2, cols. 884 et 885.